KHELFALAH Rachid *

KHALFALLAH (ou KHELFALLAH) Rachid ben Rabah

Pâtissier. Rue Bleue, Casbah. 4 enfants. Enlevé « le dernier jour de la grève » ( début février 1957) par les Zouaves. Pas de réponse de l’armée octobre. Toujours recherché en août 1959. (SLNA, CV).
Sa disparition est confirmée par son ancien voisin, Djaffar Lesbet, le 3 mars 2023 par courriel accompagné d’un récit de la Grève des 8 jours que nous reproduisons également ci-dessous :

 » Je vous fais par de la disparition de notre voisin Rachid Khelfalah. Il habitait au 14 rue Mustapha Latrèche, ex rue Bleue. Quartier « Nedjma ». Il a disparu durant la grève des 8 jours. Une rue porte son nom en haut de la Rampe Lounis Arezki ex-Rampe Vallée.
La dernière fois que j’ai rendu visite à sa femme en 1980 … Elle n’avait n’a pas encore fait le deuil … et espère encore le retrouver.

Mon père à disparu durant trois mois … puis on a retrouvé sa trace … par l’intermédiaire des familles d’autres détenus. Il était vivant au camp d’internement de Paul-Cazelles à Ain Ousseras, 200 km au sud d’Alger, puis a été transféré à celui de Tefeschoune (à Bouharoune ex Castiglione). Il a été libéré en 1961 …

Puis c’était à mon tour d’être « invité » à un séjour à la caserne d’Orléans, actuelle Ali-Khodja, puis a une virée au camp de tri de Beni-Messous, avant « Hébergé », par le colonel Germain au camp du Maréchal, jusqu’au cessez-le feu.
Hébergé est l’euphémisme qui figure sur ma feuille pas de libération, mais de « renvoi dans mes foyers » … une autre litote. (Copie à disposition).

Bon courage et merci pour eux (les disparus).

La Grève des huit jours

La veille de la grève, la radio diffusait en boucle des avertissements :

-Des assassins vous appellent à la grève mais vous ne devez pas les écouter la France est là pour vous défendre.

Puis le message prenait la forme d’avertissement, son contenu se faisait plus précis :

-Aucune absence ne sera tolérée quelque soit le motif. (En clair vous pouvez avaler vos certificats médicaux).

Le mot d’ordre était clair la grève doit être un échec et ce par tous les moyens.

Le dernier jour adultes et enfants couraient dans tous les sens à la recherche des dernières provisions manquantes. Le soir les rues étaient vides plus tôt que d’habitude. La peur était si forte qu’on avait commencé la grève en avance. C’était la première fois que les hommes, les femmes et les enfants étaient présents, dans l’enceinte des maisons, avant le coucher du soleil. Le soir les hommes occupent la place des femmes sur les terrasses pour avoir des nouvelles de la périphérie de la Casbah.

Le bouclage avait déjà débuté durant la nuit. Ils voulaient juste faire un constat visuel de leur procédé de dissuasion massive.

Le matin, voyant que le mot d’ordre de grève avait été suivi à-la-lettre, l’armée envahit la Casbah pour contraindre les gens à la rompre avec d’autres moyens plus menaçants.

Les ronflements des camions militaires stationnant long de la rue Marengo se firent entendre. Les premiers casques, bérets de toutes les couleurs, calots, casquettes, etc, apportaient de nouvelles couleurs au paysage, « animaient » les rues, on aurait dit que l’armée Française voulait nous présenter manu militari les échantillons des ses dernières tenues à la mode, avec défilés de mannequins à la clef. Les patrouilles apparaissaient aux croisements des rues. Les ordres fusaient dans tous les sens. A ce moment, notre voisin Djeloul fut pris de malaise.

-J’ai la tête qui tourne, je vais aller m’allonger.

Cinq minutes après, sa femme El-Ghalia sortait de sa chambre et annonçait aux voisins que son mari était mourant, sa température avait rendu le thermomètre indéchiffrable. La peur l’avait cloué sur son matelas posé à même le sol.

L’anxiété gagnait brutalement les rues, les voix des militaires diffusant des ordres se répondaient en échos. Je courus à la fenêtre et j’aperçus un officier distribuant des feuilles aux patrouilles en même temps qu’il leur donnait des consignes incompréhensibles. Les soldats couraient vers les objectifs désignés, soudain le bruit des hélicoptères, qui survolent la Casbah rendant, les échanges inaudibles, donnèrent le signal aux hurlements des enfants en bas âge. Ils étaient effrayés par ce bruit inconnu. Ce n’était pas la première fois que les hélicoptères passaient au dessus des maisons, ils auraient dû s’être habitué. Mystère, pourtant tous les pédiatres sont unanimes, les enfants s’habituent à tout plus rapidement que les adultes. Les hommes quittaient précipitamment les terrasses, tout le monde était affolé.

Je grimpai sur la notre pour voir ce qui se passait et j’aperçus que certaines terrasses avaient été investies par l’armée. Des militaires prenaient position sur les maisons les plus hautes. De temps en temps des coups de feu rompaient le silence, on les entendait au loin, ma mère m’ordonna de redescendre. Les hommes restaient confinés dans leur chambre, les femmes et enfants tournaient en rond dans le patio, qui soudain me paraissait exigu. Il n’y avait jamais eu autant de monde au même moment et au même endroit.

Les coups de crosse tambourinant, les portes s’ébranlaient, les chapelets d’insultes se précisaient, sans varier, ils étaient certainement à cours d’inspiration.

-Ouvrez vite, bande de salauds, fils de p…

Ils étaient loin de chez nous. Chacun son tour. Ils avaient sept jours pour nous rendre visite, alors on pouvait encore regarder ce qui se passait dehors.

Quelques instants après, on entendit le bruit d’un rideau qui se levait, on se précipita aux fenêtres pour voir quel était le commerçant qui avait osé braver les consignes du FLN. Si Moh était à genoux près de son épicerie cherchant ses clés, il tremblait tellement qu’il n’arrivait pas à trouver le trou de la serrure finalement un militaire l’éloigna du rideau à coups de crosse.

– Vieux salaud, tu fais semblant de ne pas trouver la clé, on va te montrer comment on ouvre un rideau sans clé.

Si Moh gémissait à terre, maintenant il était recroquevillé, protégeant son visage avec ses mains. Un militaire abattit sa grosse masse sur le rideau pour le défoncer, en vain. Un autre vint avec une grosse tenaille et cisailla le cadenas mais le rideau était tellement tordu que les militaires n’arrivaient plus à le soulever, alors ils le déchirèrent et le sortirent de ses rails. Le magasin de Si-Moh était ouvert mais n’avait plus de rideau. A ce moment on comprit qu’ils ramenaient tous les commerçants du quartier et les obligeaient à ouvrir leurs magasins. Ils avaient contraint Si Moh à s’asseoir devant son magasin éventré, il faisait preuve devant tout le quartier qu’il avait ouvert son magasin sous la contrainte, il n’avait pas désobéi au FLN. Les autres commerçants, accompagnés par une patrouille, passant devant le magasin de Si Moh, le rideau déchiré en deux comprirent vite qu’ils avaient intérêt à retrouver leurs clés rapidement pour ouvrir leurs rideaux, s’ils voulaient le garder intact. Deux heures après tous les commerces du quartier étaient ouverts.

C’était comique de voir le cafetier devant sa porte sous l’œil vigilant d’une patrouille obligé de faire du café à des clients virtuels, les épiciers derrière leurs comptoirs , forcés d’attendre des chalands hypothétiques.

Quelques temps après, c’est notre porte qui résonnait sous les coups de crosse accompagnés par les mêmes formules de politesse.

– Allez fissa -vite-, Ouvrez la porte bande de …

Je descendis pour leur ouvrir. Les adultes étaient une denrée rare à la maison. Mon père était en prison, mon grand frère en fuite, l’autre à l’hôpital. Il n’y avait que Djelloul allongé dans sa chambre et Belgacem-El-Ghoul, dans son réduit. A quatorze ans j’étais le petit mec, le protecteur et responsable de ma famille et des voisins. Qui allait affronter le courroux des militaires, si on tardait à leur ouvrir? Moi, donc autant se dépêcher. Je les avais déjà observés par la fenêtre et vu comment ils faisaient: pendant que leurs copains tambourinaient à coups de crosse. L’un d’eux prenait son élan et enfonçait la porte à coup de pied, entre chaque coup il s’écoulait une quinzaine de secondes, je me suis mis derrière la porte et attendis que le militaire se recule pour prendre son élan, je retirai le verrou et me sauvai dans le patio à toute vitesse, la porte s’ ouvrit brutalement et le militaire emporté par son élan s’ affala dans l’entrée. C’était une porte « automatique » et il ne le savait pas. La patrouille, en rage, envahit le patio, regroupe tout le monde mains sur la tête et carte d’identité au bout des doigts, bien en évidence. Les uns vérifiaient les identités et les autres fouillaient les chambres on entendait des bruits de vaisselle cassée, la chute des tiroirs, le fracas des portes des armoires, mais personne ne bougeait, on était sous bonne garde.

L’un d’eux s’étonna, voyant que j’étais le seul mâle; il m’interrogea.

-Il n’y a pas d’homme ici ?

-Si, moi ?

-Tu te fous de moi ? Où est ton père ?

-En prison.

– Donnez-moi le livret de famille.

Ma mère alla le chercher dans la chambre et le lui remit. Il le parcourut et reprit son questionnement.

-Où est ton grand frère.

-Je ne sais pas, les militaires l’ont amené et depuis on ne sait pas où il est. (Comme cela il ne se mettront pas à sa recherche et pensent qu’il est en pension chez leur copain).

-Et ton autre frère,

-Il est à l’hôpital, un camion lui a écrasé le pied.

Soudain un militaire entre dans la chambre de Djelloul et se mit à hurler.

-Putain, qu’est ce que tu fais là couillon, pourquoi tu n’es pas dehors avec les autres. Allez dehors, oust…

Djeloul n’arrivant pas à se relever, appela sa femme au secours, elle n’osait pas bouger et de plus elle ne parlait pas plus français pour demander la permission au chef. Son mari continuait à crier et l’autre à l’insulter. Puis subitement El-Ghalia se précipita dans la chambre en criant :

  • Non Mosyou, pa tapi, Radjli, M’rid Kalbo.

Le militaire m’appela :

– Viens ici, toi, qu’est ce qu’elle raconte cette conne.

– Elle vous dit que son mari est malade du cœur.

-Maladie du cœur, Maladie du cœur, mon cul, il a peur du FLN… « Oué »… Puis en regardant vers ses copains il ajouta, c’est tout de même bizarre, aujourd’hui ils sont tous malades et en même temps.

El-Ghalia prit un paquet de médicaments posé à côté du matelas de Djelloul et le montra au militaire, pour lui prouver que son mari était vraiment malade. D’un revers de la main le militaire envoya les boites de médicaments à travers la pièce.

– C’est des conneries tout ça, allez debout, dehors.

Djeloul se leva péniblement et en s’appuyant sur sa femme, il rejoignit tous les voisins dans le patio. En vrai il n’était pas vraiment malade, mais il avait réellement la trouille.

Un militaire s’absenta quelques instants, les bruits de la rue indiquaient qu’il y avait une foule dehors, mais on ne sait pas ce qui se passait. Brusquement le militaire revint et ordonna à tous les hommes âgés de plus de 16 ans de quitter la maison les mains sur la tête et de suivre les autres. El-Ghoul, pourtant chômeur à perpétuité exhiba son certificat médical pour faire valoir sa « maladie ». Le militaire le déplia, éclata de rire et appela son copain :

– Jean Loup vient voir, encore un malade imaginaire.

Tout en parlant avec son copain il ponctuait ses mots par des coups de poing sur le visage de Belgacem-El-Ghoul.

-Voilà, maintenant tu es vraiment malade, mais pas assez pour ne pas aller travailler,

Puis se baissant vers lui comme pour mieux lui faire rentrer dans la tête ce qu’il allait lui dire

– Vous nous prenez pour des cons ! Vous êtes tous malades cette semaine. Debout !

Il déchira l’ordonnance et la jeta sur Belgacem-El-Ghoul, puis d’un coup de pied dans le ventre lui ordonna :

– Lève toi couillon, va dans la rue te mettre avec les autres.

Belkacem, dans un français approximatif, tenta de leur dire, ce qui était la stricte vérité et leur déclinait sa fonction de chômeur professionnel:

– Monsieur le militaire, moi pas de travail, moi chômeur, moi…

Un coup de coude dans le ventre mit fin à son explication. Pendant que Belkacem se tordait de douleur, l’autre lui commentait sa nouvelle situation :

-Tu vas être content puisque cette semaine on va te trouver un travail tout les jours. Allez oust.

Ils l’emportèrent avec eux, moi j’étais épargné, je n’avais pas l’âge requis pour la corvée générale et du coup je n’avais pas encore droit à ma part de sévices corporels.

Je me remis à la fenêtre. Ils dirigeaient les grévistes, mains sur la tête, vers la rue Marengo, c’était une véritable ruée d’hommes escortés de militaires allant vers une même direction. Tous les hommes agès de plus de 15 ans étaient emmenés. Ils les firent monter dans les camions et à coup de crosse. Une nouvelle technique pour les aider à grimper plus vite.

Les camions partirent vers une destination inconnue. Les femmes regagnèrent leur chambre et commencèrent à hurler et à pleurer en découvrant leur intérieur, si bien rangé avant le passage des militaires et maintenant dans un indescriptible désordre. La vaisselle en morceaux, matelas renversés, armoires éventrées, les vêtements jonchaient le sol.

Ma mère pleurait en silence, tout en les maudissant, devant le tourbillon qui avait dévasté nos chambres. Au milieu de notre terrasse privée, il y avait un tas de mêlasse. Je mis longtemps avant de comprendre ce qui s’était passé. On avait fait des achats en prévision de la grève, des amis de mon père et le (service social du) FLN nous avaient livré:la farine, la semoule, de l’huile, du savon, de la javel, etc., de quoi tenir un mois. Ils avaient acheté pour nous et pour les voisins, sachant qu’ils n’avaient pas les moyens de faire les provisions pour huit jours. C’était ce que faisait mon père lors des fêtes religieuses, en bon musulman qu’il était, il n’admettait pas que nous mangions à notre faim sous le regard des voisins indigents.

Les militaires avaient découvert une véritable épicerie dans notre cuisine. Ils avaient déversé et mélangé le tout. Ils avaient fait comme les maçons, versé les sacs de semoule, ouvert les boites de conserves, de farine, de café, de sel et de savon en poudre, étalés en vrac sur le carrelage et ils avaient arrosé le tout avec les différents liquides javel, huile, lait,. Nos provisions n’étaient plus qu’un amas de boue multicolore, ma mère essayait de récupérer ce qu’elle pouvait, pas grand-chose. Avec les restes elle fit un premier semblant de repas, qu’elle partagea avec les enfants des voisins. Les femmes ne voulaient pas manger: la souffrance, l’injustice et les humiliations infligées à leurs maris leur avait coupé l’appétit. On se préparait à passer une semaine de ramadan forcé.

La fouille dans le quartier dura toute la journée, en l’absence des hommes. Chaque femme récupérait ce qu’elle pouvait, le tout mis en commun et partagé entre tous. Elles faisaient manger les enfants en priorité et se partageaient les restes. Aux clans et aux habituelles hostilités, s’était substituée une solidarité sans faille.

Bien avant la grève la rumeur a propagé une série d’interdictions de fumer et de boire des boissons alcoolisées.

Durant la grève les militaires ont fait de la cigarette le symbole de désobéissance aux mots d’ordre du FLN, mais nul n’a pu vérifier la véracité de cette interdiction. La cigarette prohibée réapparut gratuitement et de force aux lèvres des fumeurs du jour, les addictes à la nicotine se délectaient, les autres s’étouffaient sous le regard amusé des militaires. Les terrasses des cafés désertées se repeuplèrent sous surveillance. Dans ces conditions oui, aux informations on avait raison d’annoncer que la grève du F.L.N. a échoué.

Le soir les revenants nous apprirent, par le biais des rescapés que les militaires ne pouvant accompagner chacun à son lieu de travail en camions, avaient déversés tous les inoccupés là où on avait besoin de main-d’œuvre, au port pour décharger les bateaux à la place des dockers, dans les chantiers pour remplacer les manœuvres, et les ouvriers. Certains avaient appris le métier d’éboueur sur les tas d’ordures. Toutes les entreprises profitaient de la main-d’oeuvre gratuite et inefficace, mais tous devaient faire semblant. Il fallait à tout prix casser la grève. Montrer aux journalistes étrangers que la population était au travail.

Les jours suivants la radio rediffuse des bulletins d’informations victorieux. La grève est brisée que c’était un échec TOTAL. Mais sans préciser pour qui, et sans dire comment. Ils oubliaient juste de dire que les commerçants avaient ouvert à coup de hache, qu’ils n’avaient pas eu un seul client et que tous les services et les activités économiques fonctionnaient avec des figurants. Ils omettent juste de préciser que les patrouillent allaient chercher les écoliers chez eux pour les conduire de force à l’école, que l’administration et les patrons leur avaient fourni la liste de leurs employés, pour qui les leur livrent dans des camions de l’armée, que les magasins ont étaient largement ouverts à coups de masses, que pour ravitailler les marchés des commandos ont été largués sur la campagne, obligèrent les maraîchers à approvisionner la ville, que des sentinelles surveillaient les usines laitières et les chantiers, à part ces détails la grève était enrayée. Les informations font état de l’arrestation d’Henri Alleg et Maurice Audin et qu’on a fermé son journal « Alger Républicain », que seul Saâdoune lisait régulièrement. Peut être que c’est dans ce journal qu’il apprend tout ce qu’il nous explique ?

Le soir les hommes sont revenus, pas tous, certains étaient retenus ils faisaient partie de ce qu’ils appelaient les suspects. Dans notre quartier six jeunes et deux pères de famille avaient été retenus. Ils allaient certainement les transformer en « Bouchekara »-Homme à la cagoule et deviendront de parfaits physionomistes, après un stage accéléré à la gègéne et des cours d’apnée dans une baignoire. Certains auront la « chance » de revisiter leur quartier, sans qu’on puisse les identifier. Ils seront gratifiés d’une cagoule flambant neuf. Et comme nous vivions en « république » et qu’il y avait une justice égalitaire et fraternelle, tous auront un diplôme, d’anciens détenus pour les uns, acte de décès pour les autres et les plus performants auront droit à disparaître sans laisser de trace.

Le café de mon père, fermé depuis son arrestation, a été comptabilisé avec les grévistes, les rideaux ont été arrachés et comme s’était un quartier Français ses voisins au lieu de le préserver se sont servit. Tout l’équipent a été volé. Une fois la grève terminée, il fallait trouver quelqu’un pour changer les rideaux.

Le lendemain à 6 heures du matin le même cirque recommençait avec une grande différence, les militaires n’avaient plus de vaisselle à casser ni de provisions à mélanger. Les portes des maisons s’ouvraient presque automatiquement à l’approche des patrouilles, chaque figurant de cette tragédie qui se jouait à ciel ouvert, connaissait son rôle par cœur, mains sur la tête, carte d’identité bien en vue et tous attendaient le départ en camion. Aucun malade n’avait osé exhiber son arrêt de travail et les chômeurs n’avaient pas fait prévaloir leur droit au repos obligatoire. La semaine de grève s’était transformée en condamnation aux travaux forcés collectifs.

La grève leur avait servi à parfaire leur connaissance: les maisons de la casbah n’avaient plus de secret pour eux. Un militaire me demanda ce qu’il y avait en bas :

-Où mène le petit escalier?

-A la buanderie et aux toilettes.

Il se précipita avec sa lampe de poche après avoir visité les lieux, il pénétra chez Toussema, traversa son réduit et remonta par la Sqiffa. Il surprit ses copains restés dans le patio.

-Tu sors d’où, on attendait que tu remontes.

-Venez voir il y un passage « secret » qui permet d’échapper du patio.

Tout le groupe s’engouffra à nouveau, après visite et palabres, ils refirent surface.

-Pourquoi tu n’as pas dis qu’il y avait un passage sous le patio, tu n’as parlé que de la buanderie.

-Vous ne me l’avez pas demandé Monsieur.

Le chef demanda à l’un d’eux.

-Raoul fais un croquis et note l’adresse de la maison et tu le transmets au groupement.

Le militaire sortit un carnet et fit un dessin. Je compris pourquoi il tapotait contre les murs et cherchait le moindre recoin pour le noter.

Le dernier jour de grève, vers 17 heures, Si Moh quitta son épicerie avec un panier de provisions à la main. Ils avaient fouillé toutes les maisons mais jusque là pas les commerces. Si-Moh, à force de rester devant sa boutique, avait fini par lier connaissance avec ses geôliers qui surveillaient son magasin. Ce jour en rentrant chez lui après une journée vide de client et bien remplie d’ennui ; il les salua en partant comme de vrais collègues, qui le laissaient passer sans encombre; plus loin une autre patrouille l’arrêta un militaire tenta de dissuader son copain de perdre son temps :

-Laisse le passer, c’est le vieil épicier, il rentre chez lui.

-T’as vérifier ce qu’il a dans son panier ?

-Non, je pense qu’il a pris quelques provisions pour ses enfants.

La patrouille ordonna à Si-Moh de poser le panier et de montrer son contenu. Il sortit différentes provisions. Un militaire extrait du fond du panier une boite recouverte de sucre, nonchalamment ; pour voir ce qu’il y a au fond du panier, la boite lui glissa des mains, le contenu s’étala parterre, un pistolet apparut au milieu du sucre, ce fut l’affolement général. Il cria :

– Merde, un pistolet !

La première patrouille, en entendant le mot pistolet, se rua vers le groupe et comme enragé et s’abattit en cœur sur Si-Moh, s’apercevant soudain qu’il les avait roulés, sous ses airs de chef de famille résigné, les militaires découvraient un terroriste. Des soldats pénétrèrent dans l’épicerie et la saccagèrent à la recherche d’autres armes. Les autres emmenèrent Si-Moh les mains attachées derrière le dos. Ce fut la dernière fois qu’on le vit.

Les commentaires allaient bon train, tout le monde était surpris que Si-Moh puisse détenir une arme; rien ne laissait paraître qu’il faisait partie d’un réseau du FLN. Depuis notre fenêtre on avait vu cette arme et on avait eu du mal à le faire croire aux voisins. Ils finirent par l’admettre, mais en y mettant une réserve, l’arme ne lui appartenait certainement pas. C’était tellement incroyable. Les fouilles et les coups de crosse reprenaient de plus belle avec une intensité démultipliée.

Cette dernière nuit de la grève un contrôle plus systématique a duré jusqu’au matin. Les militaires étaient accompagnés de plusieurs Bouchekara. On dirait qu’ils n’avaient pas atteint le quota arrestations fixées par leur chef et qu’il fallait boucler tous les suspects avant le levé du soleil. Vers une heure du matin ils envahissent la maison de ma grande mère, en passant d’abord par chez nous. On s’est spontanément regroupé comme d’habitude dans le patio, mais ils nous ont ignorés, comme une quantité négligeable. On a trouvé curieux, qu’ils utilisent notre maison juste comme un passage. Quatre soldats sont montés directement à la terrasse, sans nous demander le chemin, ils étaient chez eux, maintenant ils connaissent les lieux et font comme si on n’existait pas. D’autre plus nombreux sont entré dans la maison de ma grande mère par la porte, avec un homme cagoulé et menotté dans le dos. Après quelques instants ils sont ressortis. Avec Rachid Khefalah les mains liées dans le dos. C’est la dernière image que je garde de lui, il ne reparaîtra plus jamais au quartier. Son nom allongera la liste des disparues. Les militaires ne tuent plus les gens, ils ont inventé un nouvelle mort : la disparition, plus de trace, pas de cadavre, pas de poursuite, mais angoisse et torture a perpétuité pour sa famille. Chaque jour les voisines consolent sa femme Zahia et ses enfants, avec la même phrase. « Ne t’inquiète pas ton mari va revenir … ».

Quelques jours après certains suspects ont réapparu au quartier, d’autres ne revinrent jamais. Les hématomes, blessures et cicatrices qu’ils avaient sur le corps laissaient entrevoir ce qu’ils avaient enduré. Les uns ne savaient pas ou ils ont étaient maintenus. On dirait qu’ils les avaient relâchés en guise d’avertissement aux vivants, charger de leur annoncer ce qui les attendaient, s’ils étaient amenés en balade par les militaires. L’inquiétude se lisait sur les visages.

Les suspects libérés ont inauguré les différents centres de torture installés dans des maisons, des écoles ou des villas. Malgré l’anonymat des lieux, certains sont arrivés à donner signe de vie à leur famille depuis leur lieu de détention. Officiellement ils étaient dans des centres « d’hébergements », ou sont retenus ceux qui n’avaient rien dire ou n’avaient rien avoués. Les militaires ne pouvaient leur infliger une peine correspondant à délits imaginaire. Alors ils les ont gardés en détention en attendant de trouver une raison valable pour les libérer. On arrête sans raison, mais il en faut une pour retrouver sa liberté.

 

Fin de la Grève

La grève a réussie mais le bilan a été catastrophique, la peur se lit sur les visages, on n’ose plus parler même avec son ami, on évite toute nouvelle connaissance. Les derniers jours les paras n’avaient même plus le temps d’emmener les suspects aux centres de torture, ils les interrogeaient sur place devant tout le monde. Une bassine d’eau, des chiffons, une prise de courant et des fils suffisaient à faire passer la douleur dans tous les corps présent. Plus on été proche de la victime, plus la douleur était atroce. Le père devant le fils, la mère violée devant l’époux, le fils devant les parents, les séances se succèdent les langues se délient, vrai ou faut, on n’a pas le temps de vérifier, on embarque la personne désignée. Seules les jeunes filles avaient « droit » à l’humiliation hors la vue. Dès que la patrouille quitte la maison on se rue vers la chambre pour retrouvé la fille en pleurs, même si on lui avait rien fait, la rumeur prend le relais « la fille de telle famille a été violée », la victime est souillée à jamais. Elle est désormais quotidiennement violée par les regards en biais et les apitoiements hypocrites ou sincères. Tout change après le passage des militaires, les rapports se modifies, la crainte augmente, le déshonneur se répand, les suspicions de développent et la confiance disparaît. La torture à domicile a permit à tout le monde de mettre des sons et des images sur les récits jusque là colportés par les suppliciés.

La grève à mis fin à la « Hadjba »-séparation hommes/femmes. Les mœurs ont été baffoués. Les hommes ont perdu de leur prestance, on ne craint plus le Mâle qui se laisse humilier sans réagir. La grève a inauguré de nouveaux rapports.

 

Abréviations des principales sources utilisées :/p>

SLNA : « Fiches de renseignement » du Service des Liaisons Nord-Africaines : « Personnes arrêtées, demandes de recherche transmises au commandement militaire », ANOM, 91/ 4 I 62.

Liste SLNA : mention sur une liste de rappels adressée à l’armée par le SLNA en octobre 1957, la fiche de renseignement correspondant n’étant pas archivée). ANOM, 91/ 4 I 62

CV : Jacques Vergès, Michel Zavrian, Maurice Courrégé, Les disparus, le cahier vert, Lausanne, La Cité, 1959.

Archives Teitgen : Archives confiées par Paul Teitgen à Georgette Elgey, Archives Nationales, 561AP/41.

SHD : divers fonds du Service Historique des Armées, GR 1 H

CS : archives des deux commissions de Sauvegarde des droits et libertés individuels (1957-1962), Archives Nationales, F/60/3124-F/60/3231.

Presse algérienne (1962-1963) : documents fournis par Malika Rahal.

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