L’affaire Ali Boumendjel
par Malika Rahal,
historienne, chargée de recherches à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS)
L’affaire Audin s’inscrit dans une série d’affaires qui mérite d’être examinée d’un peu plus près afin de saisir certaines des dynamiques qui sont à l’œuvre durant la grande répression d’Alger, dite « Bataille d’Alger ». En effet, dans les semaines qui précèdent l’arrestation de Maurice Audin, le 11 juin 1957, on voit se modifier la nature de la répression contre la population algérienne d’Alger.
Cette évolution se fait dans un double contexte : côté français, c’est l’arrivée à Alger des parachutistes commandés par le général Massu le 7 janvier 1957. Les pouvoirs civils sur la ville leur sont alors remis, leur donnant une autorité considérable et des compétences inhabituelles pour des forces militaires. Côté algérien, la grève des huit jours, lancée le 28 janvier 1957 par le Front de Libération nationale (FLN), a pour but de montrer l’assise populaire très large du mouvement en encourageant tous les travailleurs à un geste public signifiant leur ralliement, leur adhésion ou tout simplement leur soutien. Mais, ce faisant, elle les désigne à une répression plus aisée de la part des militaires français, et les arrestations se multiplient. La stratégie des parachutistes consiste à faire feu de tout bois, et à utiliser chaque renseignement collecté tout en profitant de l’immobilité provoquée par la grève pour traquer les militants. Les renseignements sont extorqués par tous les moyens : la torture est utilisée à grande échelle. Les personnes arrêtées ne sont remises ni à la justice, ni même à la police, mais gardées entre les mains des militaires, qui peuvent ainsi utiliser leurs méthodes « d’interrogatoire » sans limite de temps. Il est dès lors impossible pour la justice de fournir une quelconque protection aux détenus. Très rapidement, le nombre de détenus est tel qu’ils doivent être rassemblés dans des camps.
L’une des premières causes célèbres de 1957, c’est celle de l’avocat Ali Boumendjel, arrêté le 9 février 1957 par les parachutistes, détenu durant 43 jours et finalement jeté du haut de l’immeuble où il était détenu à el-Biar, tout près d’Alger. La version officielle évoquant un suicide. Les mémoires du général Aussaresses en 2001 confirment qu’il s’agissait simplement par là de camoufler un assassinat[1].
Avec l’arrestation de Boumendjel, c’est à une modification des cibles de la répression et de la torture qu’on assiste. Boumendjel est en effet connu pour être un militant nationaliste d’abord, membre de l’Union démocratique du Manifeste algérien de Ferhat Abbas, et ensuite pour avoir été l’un des membres du Collectif des Avocats du FLN, qui ont défendu devant les tribunaux des militants et combattants arrêtés. S’il est parmi les premiers avocats arrêtés avec son collègue Mahieddine Djender, il n’est pas le seul : dans les jours et les semaines qui suivent, tous les avocats du collectif seront également arrêtés, à l’exception de ceux qui se trouvaient alors en déplacement.
Et dans le même temps, on assiste également à des séries d’arrestations parmi des militants qui n’étaient pas engagés dans une activité combattante, mais dont le soutien était à la révolution algérienne plus strictement politique. Certains parmi les avocats considèrent qu’ils doivent leur vie au scandale qui a suivi la mort de Boumendjel et qui a obligé les parachutistes à les remettre plus rapidement la justice, prévenant ainsi leur disparition et leur assassinat.
Car ce qui est sans doute un peu inattendu pour les militaires c’est que la mort de Boumendjel, le 23 mars 1957, provoque une forte mobilisation contre les méthodes de l’armée : militant politique, membre du Mouvement mondial de la Paix, journaliste, Boumendjel a de nombreuses connaissances dans les milieux intellectuels, militants et journalistiques en France et dans le monde. Dès son arrestation, son frère aîné Ahmed Boumendjel se charge de faire connaître son cas à ses amis.
Le déclencheur de l’affaire, c’est d’ailleurs un geste, celui de René Capitant, ancien professeur de droit de Boumendjel à Alger : gaulliste, résistant et ancien ministre du Gouvernement provisoire de la République française, il annonce dans une lettre ouverte à son ministre de tutelle la suspension de son cours de droit.
Tant que de telles pratiques – auxquelles, même en pleine guerre, nous n’avons jamais soumis les prisonniers allemands – sont prescrites ou tolérées contre les Algériens par le gouvernement de mon pays, je ne me sentirai pas capable d’enseigner dans une faculté de droit française. J’interromprai donc mon cours.
Dans les jours qui suivent, les Français qui avaient connu l’avocat algérien prennent position dans la presse : les camarades militants du Mouvement de la Paix (Albert-Paul Lentin, Michel Bruguier), les journalistes (Jean Daniel, qui avait été au lycée avec Boumendjel à Blida) expriment leur chagrin et leurs doutes concernant les circonstances de sa mort. Les collègues avocats (le bâtonnier René-William Thorp ou Maurice Garçon) interrogent publiquement la légalité des actions menées en Algérie. Dans les lycées, le spectaculaire geste de Capitant cristallise une opposition jusque-là diffuse à la guerre, autour de personnalités comme Madeleine Rebérioux. L’écrivain Vercors renvoie sa légion d’honneur en protestation.
L’effet de cette affaire est de modifier l’image des hommes qui soutiennent la cause de l’indépendance. Boumendjel est loin de ce qu’on imagine être le fellagha (le brigand) du Front de libération nationale. On le compare à Brossolette (mort un 22 mars alors que Boumendjel est mort le 23), attribuant au FLN l’aura d’une résistance légitime. Il est la première figure avec laquelle en France il est possible de s’identifier. Les lettres de condoléances adressées à sa famille par des anonymes émus sont révélatrices : on se présente comme instituteur, militant communiste, résistant, et on associe, avec effroi, l’armée française au nazisme. Parce que l’on s’attaque désormais à des hommes identifiés comme des intellectuels et des politiques (bien plus qu’un Larbi Ben M’hidi, dont l’assassinat lui aussi camouflé en suicide est annoncé le 14 mars mais qui apparaît au public français encore comme un chef de guerre), l’identification et la mobilisation est plus aisée. La mort d’un inconnu devient tout à coup un événement intime comme le montrent les troublantes signatures parmi lesquelles celles d’anciens déportés, notamment celui-ci, qui signe simplement de son numéro de déportation : « Sachsenhausen 84541 ».
C’est cela que l’affaire Boumendjel et l’affaire Audin ont en commun : pour des raisons différentes – l’un pour son engagement intellectuel et militant, l’autre parce qu’il est à la fois français et communiste – ils ressortent tous les deux de la foule des anonymes qui sont pris dans les rets de la répression durant la grande répression d’Alger. En France, on s’identifie à eux ; dans la géographie de la répression d’Alger, on les reconnaît, on dit les avoir vus ici, ou là, ou encore là. Il est donc plus aisé pour les historiens de retracer leur parcours, d’avoir des certitudes sur leur devenir que pour tant d’autres anonymes qui sont passés par les mêmes lieux de détention et les mêmes salles de tortures.
En s’élargissant à de nouvelles couches sociales et en visant des militants de nouveaux courants politiques jusque-là (très) relativement épargnés, la répression ouvre aussi à des formes nouvelles d’identification aux victimes, de mobilisation et de lutte contre les méthodes de l’armée en France même. Plus tard, avec l’arrestation de Djamila Bouhired qui donne lieu à des écrits (ceux de Jacques Vergès et Arnaud[2]) et un film (Gamila al-Gaza’iriyya de Youcef Chahine, immense succès dans les pays du Tiers-Monde), l’identification aux victimes change encore : être une femme devient le point sur lequel des stratégies de résistance s’appuient. Djamila Boupacha deviendra une autre de ces causes célèbres, avec la création d’un comité à Paris et le texte de Simone de Beauvoir, Pour Djamila Boupacha[3].
[1] Paul Aussaresses, Services spéciaux Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, Paris, Perrin, 2001, 196 p.
[2] Jacques Vergès et Georges Arnaud, Pour Djamila Bouhired, Paris, Minuit, 1957, 112 p.
[3] Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Djamila Boupacha, Paris, Gallimard, 1962, 282 p.
De Malika Rahal, on lira également « A la recherche des disparus de la guerre d’indépendance », sur son blog Textures du temps.