BOUMENDJEL Ali *

BOUMENDJEL Ali

 (1919-1957) Avocat et militant politique algérien. Membre de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) créée par Ferhat Abbas en 1946, il devient, après 1954, l’avocat des nationalistes. Il rejoint le Front de libération nationale (FLN) en 1955. Arrêté le 9 février 1957, il est torturé puis assassiné le 23 mars sur ordre du commandant Paul Aussaresses, selon l’aveu de ce dernier dans ses mémoires publiées en 2001. Boumendjel a été jeté du sixième étage d’un immeuble abritant un centre de torture situé à El-Biar sur les hauteurs d’Alger, dans le but de maquiller son assassinat en suicide.Voir Malika Rahal, Ali Boumendjel. Une affaire française. Une histoire algérienne, Paris, Les Belles Lettres, 2010.

Voir aussi :

Reportage par Malika Rahal et Fabrice Riceputi sur un centre de torture de l’armée française durant la guerre d’Algérie : la ferme Perrin

 

Fichier du Service des liaisons nord-africaines (SLNA) des « Personnes arrêtées, demandes de recherche transmises au commandement militaire », Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM), 91/ 4 I  62.

 

Lettre ouverte de Malika Boumendjel au président Chirac et au premier ministre Jospin

publiée dans Le Monde du 11 mai 2001.

 

M. Chirac, M. Jospin, parlez !

Mon mari, Me Ali Boumendjel, a été arrêté le 9 février 1957 à Alger par des parachutistes. Le 23 mars suivant, il était mort : après quarante-trois jours de détention, il se serait suicidé. Je n’ai jamais cru à cette thèse officielle. Quarante-quatre ans après, avec les aveux du général Aussaresses, j’ai maintenant la certitude qu’il a été torturé et assassiné tout comme mon frère, et mon père, ancien combattant blessé et mutilé au Chemin des Dames, décoré de la médaille militaire, croix de guerre avec palme pour la libération de la France, porté disparu le 28 mai 1957 pendant la bataille d’Alger.

Devant ces énormités revendiquées, j’ai considéré, avec mon conseil Me Antoine Comte, comme très aléatoire l’utilité de saisir la justice. Trop d’obstacles et trop d’années pour les surmonter. D’abord, les crimes contre l’humanité n’ont été définis en droit français qu’en 1994 et nous savons que les lois ne sont pas rétroactives. Si autrefois cette notion existait en droit français, elle était toutefois limitée aux seuls crimes de cette nature commis par les nazis en Europe, comme l’a rappelé maintes fois la Cour de cassation.

De plus, pas moins de cinq lois d’amnistie concernent les événements d’Algérie, entre autres celle de juillet 1968 qui a été votée peu après le déplacement subit du général de Gaulle à Baden-Baden pendant les événements de mai et celle de 1982, reconstituant les carrières des officiers factieux, voulue par le président Mitterrand malgré les critiques indignées des milieux démocratiques.

Et puis, appartient-il vraiment à la justice de dire l’Histoire, d’établir les responsabilités de toute une hiérarchie militaire et de tous les dirigeants politiques de l’époque qui savaient, laissaient faire, voire encourageaient ces atrocités ?

Monsieur le président de la République, monsieur le premier ministre, je voudrais que mon mari soit réhabilité et que la vérité soit dite par ceux-là mêmes qui représentent la France aujourd’hui et qui n’ont eu aucune responsabilité directe dans la guerre d’Algérie. Car enfin, comment penser que le général Aussaresses ait agi en franc-tireur pendant la bataille d’Alger ? Ne dépendait-il donc d’aucune hiérarchie ? Ce serait une thèse grotesque que certains acteurs de l’époque – je pense à MM. Teitgen, Paris de Bollardière, René Capitant, André Philip – et les historiens depuis ont balayée.

Comme l’a récemment reconnu le général Massu, la torture et les exécutions sommaires ont été massives pendant la guerre d’Algérie : dans ma seule famille, trois hommes ont été torturés et assassinés, mon mari, mon père, mon frère Dédé ; deux autres de mes frères arrêtés, internés puis relâchés.

Le moment est venu, pour réhabiliter tous ces suppliciés, de regarder l’Histoire en face des deux côtés de la Méditerranée. Car je n’oublie pas que la grande figure du nationalisme algérien dont mon mari était le fidèle soutien, Abane Ramdane, a été tué par les siens dans l’année qui a suivi la mort d’Ali. Un demi-siècle après cette guerre qui a tant marqué nos deux peuples, n’est-il pas possible de dire toutes les vérités ? Dans l’espoir d’être entendue, je vous prie de croire, monsieur le président de la République, monsieur le premier ministre, à l’assurance de ma haute considération.

 

Malika Boumendjel, veuve de l’avocat Ali Boumendjel : « Mon mari ne s’est pas suicidé, il a été torturé puis assassiné »

Propos recueillis par Florence Beaugé, publié dans Le Monde, le 2 mai 2001.

Je ne connais pas les circonstances exactes de la mort de mon mari. Je n’ai même pas eu le droit de voir son corps. Seuls, deux médecins de la famille l’ont aperçu, car ils avaient été appelés pour l’identifier à la morgue d’Alger. J’ai su par la suite que l’un d’eux avait dit à ma famille : « Ne la laissez pas voir le corps, elle ne s’en remettrait pas. »

Ma vie de femme s’est arrêtée le 23 mars 1957. C’était un dimanche. Mon plus jeune frère est arrivé en criant : « Ali s’est suicidé ! » Il tenait un journal à la main. Je me suis sentie comme anéantie et, en même temps, je n’arrivais pas à y croire. Quelques jours auparavant, on nous avait prétendu qu’Ali, arrêté par l’armée quarante-trois jours plus tôt, avait fait une tentative de suicide. Il avait prétendument essayé de se couper les veines avec ses lunettes. Plus tard, j’ai appris qu’il souffrait en réalité de multiples blessures au poignard faites au cours de ses interrogatoires. C’était l’une des méthodes favorites du sinistre lieutenant Charbonnier.

Ce dimanche 23 mars, je me suis précipitée à l’hôpital militaire Maillot, puis au tribunal militaire. J’ai expliqué mon histoire à un jeune du contingent. Il est allé s’informer auprès de ses chefs, et, quand il est revenu, il avait l’air troublé et a bredouillé : « Je ne peux rien vous dire, allez voir au commissariat central. » C’est ce que j’ai fait. Là, le commissaire Pujol m’a reçue et il m’a dit tout de suite : « Vous ne le saviez pas ? » C’est comme cela que j’ai appris la mort d’Ali. J’ai eu l’impression de plonger dans des ténèbres absolues.

Je suis rentrée chez moi dans un état second. Les militaires nous ont annoncé que les obsèques n’auraient lieu que le mercredi suivant, mais le corps ne m’a pas été rendu. Le jour de l’enterrement a été pire que tout. Je suis allée à la morgue. J’y ai aperçu Massu, en train de rendre les honneurs à un militaire tombé au combat. Pendant ce temps-là, on faisait passer en vitesse un cercueil plombé, celui de mon mari, qu’on a chargé à bord d’une fourgonnette, avant de prendre la direction du cimetière, sous escorte policière. Tout a été expédié en un quart d’heure. Ali a été enterré comme cela, sans cérémonie, sans rien. Il avait trente-huit ans.

Je me suis retrouvée seule avec mes quatre enfants âgés de sept ans à vingt mois : Nadir, Sami, Farid et la petite Dalila. J’ai appris peu à peu les activités politiques de mon mari. L’un de ses anciens camarades m’a appris qu’il avait été le conseiller politique d’Abane Ramdane l’« idéologue » de la « révolution algérienne ». C’était un avocat engagé, un humaniste et un pacifiste. Bien avant l’insurrection, il était choqué par ce qui se passait en Algérie, en particulier dans les commissariats. La torture y était déjà largement pratiquée, et cela nous scandalisait. Au début, Ali ne souhaitait pas l’indépendance de l’Algérie. Il ne s’y est résolu qu’après avoir compris qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Il était très réservé et ne se décontractait qu’avec moi. On s’adorait. Il me disait : « Tu es un autre moi-même. » On s’était connus à l’âge de quatorze ans et, des années après, nous avons fait ce qu’on appelle un vrai, un grand mariage d’amour. Toute cette année 1957 a été un cauchemar. En février, mon frère Dédé avait été arrêté, et on ne l’a jamais revu. Une « corvée de bois ». Mon père a fait des recherches désespérées pour le retrouver. Un jour, il s’est rendu à la mairie avec toutes ses décorations d’ancien combattant de la guerre de 14-18, du Chemin des Dames, à Verdun, où il avait perdu ses deux bras. Eh bien, cet homme de soixante-quatorze ans s’est fait jeter par les parachutistes. Ils lui ont lancé ses décorations à la figure et l’ont mis dehors en l’insultant. En mai de cette année-là, il a été arrêté à son tour, et lui aussi a disparu au cours d’une « corvée de bois ».

Ce que je souhaite aujourd’hui avec mes quatre enfants, c’est que la lumière soit faite. Nous l’attendons depuis quarante-quatre ans. Nous avons repris espoir l’année dernière, avec l’affaire Louisette Ighilahriz, mais le choc, ç’a été les aveux d’Aussaresses. Un peu plus tard, le 12 décembre, Libération a publié un papier désignant nommément Aussaresses comme l’assassin de mon mari et de Ben M’hidi. Depuis, on n’a plus de doutes là-dessus, mais nous voulons que la vérité soit dite : Ali ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné. Surtout, qu’on ne nous parle plus de suicide, c’est primordial pour nous ! Nous ne disons pas cela dans un esprit de vengeance, nous estimons seulement avoir droit à la vérité. C’est indispensable pour l’Histoire encore plus que pour nous.

Note : Malika Boumendjel est morte le 11 août 2020. Elle n’a jamais reçu des autorités françaises le moindre signe indiquant une reconnaissance de leur part de l’assassinat de son mari par l’armée française.

 

Abréviations des principales sources utilisées :/p>

SLNA : « Fiches de renseignement » du Service des Liaisons Nord-Africaines : « Personnes arrêtées, demandes de recherche transmises au commandement militaire », ANOM, 91/ 4 I 62.

Liste SLNA : mention sur une liste de rappels adressée à l’armée par le SLNA en octobre 1957, la fiche de renseignement correspondant n’étant pas archivée). ANOM, 91/ 4 I 62

CV : Jacques Vergès, Michel Zavrian, Maurice Courrégé, Les disparus, le cahier vert, Lausanne, La Cité, 1959.

Archives Teitgen : Archives confiées par Paul Teitgen à Georgette Elgey, Archives Nationales, 561AP/41.

SHD : divers fonds du Service Historique des Armées, GR 1 H

CS : archives des deux commissions de Sauvegarde des droits et libertés individuels (1957-1962), Archives Nationales, F/60/3124-F/60/3231.

Presse algérienne (1962-1963) : documents fournis par Malika Rahal.

Apportez votre témoignage

Nous attirons l’attention des lecteurs sur le fait que ce site concerne les personnes victimes de la grande répression d’Alger durant l’année 1957. Le même travail est nécessaire pour l’ensemble de la guerre d’indépendance algérienne et pour l’ensemble du territoire algérien, mais nous ne pourrons publier les commentaires ou les messages qui ne concerneraient pas la région d’Alger et l’année 1957.
Merci de préciser les sources sur lesquelles vous vous basez.
Si vous souhaitez y joindre des documents utiliser le formulaire de cette autre page

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *